Ces dernières années, un ensemble de nouveaux outils, tels que l’investissement à impact social, la valeur partagée, l’entreprise sociale et l’innovation sociale, ont été créés afin de nous aider à atténuer les problèmes les plus urgents de notre société. Progressivement, tous les secteurs de l’économie ont fini par reconnaître la valeur de ces modèles, malgré quelques désaccords sur l’échelle de valeurs à retenir.
L’outil du « big data » n’est envisagé que depuis peu dans sa contribution potentielle à la réalisation d’un impact social positif. Prendre connaissance de ce que le big data nous permet de faire avec de grandes quantités d’informations est la façon la plus simple de se le représenter. Pour faire simple, le big data nous permet d’analyser et de voir les choses d’une façon qui n’est pas permise par l’utilisation de plus petites sources de données. Comme Viktor Mayer-Schonberger et Kenneth Cukier l’expliquent dans leur livre Big Data : La révolution des données est en marche, il nous est très difficile de se représenter l’ampleur des données digitales amassées après des années d’envois d’emails et de tweets, de recherches sur internet, de développement de la cartographie géospatiale, de paiements par carte de crédit, etc. Si l’on devait stocker toutes ces informations sur des CD-ROMs, et empiler ces derniers, on pourrait former cinq piles distinctes qui s’élèveraient jusqu’à la Lune.
Pour la plupart d’entre nous, de tels volumes d’information sont impossibles à visualiser. On estime aujourd’hui qu’il y a plus de six pétabytes de données connectées à nos réseaux téléphoniques uniquement. Un pétabyte correspond à 1 015 terabytes de données, soit un million de gigabytes. Toutes les millisecondes, des données de « l’internet des objets » sont récoltées sur la température de la pièce, les courses que l’on achète, les sites auxquels on accède, l’endroit de la page internet où l’on passe sa souris, la localisation de millions de véhicules, et bien plus encore.
La plupart d’entre nous est terrifiée par ce monde qui nous est quelque peu inconnu. Cependant, alors que nous nous attaquons à des défis sociétaux toujours plus nombreux à l’aide de ressources toujours plus restreintes, le big data est un outil important mis à notre disposition.
Au-delà de la prestation de services sociaux, le big data peut nous aider en tant qu’individus, en nous permettant de promouvoir le bien social et environnemental pour nous-mêmes et pour nos communautés. Par exemple, Fitbit, une entreprise américaine spécialisée dans la confection et la vente de moniteurs d’activité physique, compte les pas de millions de clients à travers le monde à l’aide de ses objets connectés. L’action de cette entreprise, qui représente plus de 50% du marché des objets portables connectés, est un exemple typique de la façon d’encourager ses clients à prendre des habitudes plus saines et à contrôler leur poids. Actuellement, des organisations comme l’UNICEF réfléchissent aux façons de s’associer avec des leaders du marché des objets portables connectés, afin de suivre et d’empêcher des crises sanitaires chez les jeunes enfants dans les pays en voie de développement, en gardant un œil sur des problématiques allant des taux de malnutrition aux risques d’infections virales ou bactériennes.
Comme le montre l’exemple de l’UNICEF, l’accès à cette technologie n’est pas uniquement réservé aux riches. Bien que certaines technologies soient sans doute loin de tomber entre toutes les mains, les matériaux nécessaires à la production de smartphones, de hardware ou de logiciels sont largement accessibles et peu coûteux. Plus de 80% des utilisateurs de l’internet mobile vivent dans des pays en voie de développement.
D’un autre côté, l’analyse des données reste du domaine des techniciens et des techniciennes spécialisé.e.s les plus qualifié.e.s, et est plus coûteuse. La plupart des entreprises et des organisations ne possèdent pas encore les ressources ou les qualifications nécessaires pour des analyses en interne. Je me demande ici si l’on ne pourrait pas emprunter aux Social Impact Bonds (obligations/ contrats à impact social) l’une de leurs composantes principales : payer pour des services qui n’ont pas encore été rendus, grâce aux économies potentiellement générées. Prenons comme exemple la gestion des maladies chroniques. Le big data permet d’identifier de manière très précise quels comportements sont corrélés au développement d’une maladie chronique chez un individu. Par exemple, on pourrait se pencher sur le cas des personnes qui achètent de grandes quantités de biscuits très sucrés, et qui augmentent leurs risques de devenir diabétiques. L’Etat et les prestataires de services sociaux pourraient éventuellement utiliser ces données pour créer des campagnes de prévention visant ces individus, ou réaliser des promotions sur des alternatives alimentaires saines. On estime que les économies réalisées grâce à de tels programmes de santé préventifs s’élèveraient à des milliards d’euros. Ainsi, une partie de ces économies pourrait être utilisée pour financer les analyses de données. Selon le modèle classique de Social Impact Bond (des obligations/ contrats à impact social), les entreprises spécialisées en analyse de données ne recevraient de l’argent que si la prévalence du diabète chutait au sein de la cohorte cible.
Une poignée innovateurs.trices sociaux.les visionnaires envisagent d’utiliser le big data afin de relever nos défis sociétaux complexes. En été 2014, Kevin Desouza et Kendra Smith ont publié un article intitulé Big Data for Social Innovation (Big data et innovation sociale, en français)dans la revue sur l’innovation sociale de l’université de Stanford, la «Stanford Social Innovation Review». Les auteurs y déplorent à juste titre que les organisations à vocation sociale se font largement distancer par les entreprises et les Etats dans l’utilisation de méthodes quantitatives pour fournir des services et des mesures effectives. Cet article a connu un grand succès l’année de sa publication. DataKind, une entreprise basée à New York, favorise la collaboration entre des ingénieur.e.s et scientifiques spécialistes dans l’analyse de données et des organisations à vocation sociale. Le but de DataKind est de mettre à profit le potentiel des analyses de données les plus poussées. Palantir, initialement soutenue par la CIA, est l’une des entreprises les plus fascinantes évoluant dans le domaine de l’analyse de données. Elle collecte et fait dialoguer des informations issues de sources quelque peu obscures : des vidéos, des photos, des sources géospatiales, des tweets, des images satellites, et des articles de presse, afin de surveiller des situations de crise telles que des épidémies, des typhons ainsi que des zones de conflit. Des organisations humanitaires peuvent ensuite utiliser des cartes détaillées et des systèmes de suivi pour déterminer où les besoins sont les plus forts, et comment atteindre ces zones en évitant les routes obstruées et les mines terrestres. Cette technologie est si avancée que Palantir peut même prédire des crises environnementales, financières, ou encore biologiques.
Il est certain que ce secteur naissant est très actif, mais nous ne voyons encore que la partie émergée de l’iceberg. Afin de déployer encore plus l’utilisation des analyses de données pour renforcer notre impact social, nous aurons besoin des éléments suivants:
1. Des traducteurs.trices et des intermédiaires : peu d’entre nous comprennent vraiment ce qu’est le big data. Notre équipe a étudié le sujet en profondeur, mais nous avons encore beaucoup à apprendre. De même, en général, la raison pour laquelle les Etats et les prestataires de services sociaux n’utilisent pas les applications du big data est parce qu’ils ne les comprennent pas. Nous avons besoin de traducteurs.trices qui comprennent les enjeux techniques et les résultats sociaux visés. Nous avons besoin de personnes capables de décrire ce secteur afin de le rendre accessible, tout en montrant le potentiel et les écueils des analyses de données. Nous avons également besoin de personnes capables de comprendre ce que l’utilisation du big data peut impliquer en termes de résultats sociaux, et de fournir des traductions aux ingénieur.e.s, qui excellent à trouver des réponses à des questions complexes, mais qui ont plus de difficultés à les identifier.
2. Des sources de données ouvertes à tous: des tas de données précieuses ont été collectées par tous les niveaux de l’Etat. Actuellement, ces données sont pour la plupart inutilisées, non sans être pour autant précieuses dans la résolution concrète de problèmes sociaux. Cette nouvelle initiative de “transparence des données étatiques” prône l’ouverture de ces données aux secteurs du privé et des entreprises à but non lucratif, afin de trouver des solutions plus efficaces à nos défis sociétaux, fondées sur des données concrètes. Des partenariats innovants entre des analystes de données et des sources importantes de données pourraient fonctionner sur la base d’un contrat de licence. Ainsi, les analystes “emprunteraient” des données à des sources étatiques et les rendraient enrichies d’idées perspicaces, par exemple.
3. La régulation de l’Etat: il existe bien évidemment des préoccupations sérieuses quant à l’utilisation d’analyses de données poussées. Les deux les plus importantes sont a) la vie privée, et la nécessité de protéger l’identité et les données de milliards d’individus anonymes, et b) le pouvoir, et le besoin de s’assurer que les données ne sont pas exploitées à des fins politiques ou commerciales. Protéger les citoyen.ne.s selon ces considérations exige une politique et une réglementation de l’Etat strictes et cohérentes. Le secteur de l’analyse des données connaît une évolution extrêmement rapide, c’est pourquoi les Etats doivent rapidement affirmer leurs exigences en termes de responsabilité des entreprises, comme la transparence et l’élaboration de comptes rendus, par exemple.
Tout comme les autres modèles que nous déployons afin d’avoir un impact sur la société, il est inévitable que le big data ne deviendra qu’un autre élément de notre boîte à outils. Alors que nous faisons face à des défis toujours plus nombreux dans notre volonté d’atteindre l’égalité des chances, nous devons nous demander si nous pouvons vraiment nous permettre de délaisser cet outil. Savons-nous ce qu’il peut nous aider à réaliser ? Comme l’a dit Oscar Wilde, «Aujourd’hui, la machine est en concurrence avec l’homme. Quand les conditions le permettront, elle le servira».